Wikipédia et la DCRI : secret-défense, anonymat et effet Streisand

Note : la plupart des réflexions abordées dans ce billet ont été faites à chaud durant le battage médiatique sur cette affaire ; le contenu de ce billet est à compléter avec mon billet du 7 avril 2013 qui relativise la situation après une nouvelle analyse.

La tentative de la Direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI) de faire disparaître un contenu de la Wikipédia francophone, en exerçant une pression sur l’un des administrateurs, vient de nous montrer combien la contribution sur l’encyclopédie de manière anonyme est primordial pour protéger le contributeur des pressions extérieures et préserver l’indépendance de la communauté et la neutralité du contenu. Mais cela illustre aussi que de nombreux problèmes de communication sont toujours présents et illustre aussi un phénomène très célèbre du web.

Secret-défense

Au début de l’année 2013, la DCRI contacte la Wikimedia Foundation, organisme américain hébergeur de Wikipédia, de supprimer l’article relatif à la station hertzienne militaire de Pierre-sur-Haute, prétextant que le contenu de l’article serait classifié secret-défense. Cependant, face au refus de la DCRI d’indiquer et de prouver que le contenu, sourcé à l’aide de sources fiables et vérifiables (principalement un documentaire réalisé sur une chaîne régionale en 2009 avec le concours de l’armée et toujours disponible publiquement), est bel et bien classé secret-défense, la Wikimedia Foundation refuse le retrait de cet article.

Jeudi 4 avril, la DCRI convoque Rémi Mathis, président de l’association Wikimedia France et administrateur sur la Wikipédia francophone, dans ses locaux pour exiger le retrait de l’article. Malgré les explications de Mr. Mathis sur le fonctionnement de Wikipédia, les agents de la DCRI lui ordonnent la suppression immédiate du contenu sous leurs yeux, sous peine d’être placé en garde-à-vue et mis en examen. Rémi Mathis s’exécute donc et envoie un message sur le bulletin des administrateurs expliquant cette suppression unilatérale.

Projet international et amalgames

Plusieurs problèmes se posaient cependant. D’abord, Rémi Mathis n’a jamais contribué à la construction de cet article et n’en est pas l’auteur, autrement dit, l’article L413-10 du code pénal qui lui a été opposé ne peut pas vraiment s’appliquer. Bien qu’il ait la possibilité technique de supprimer l’article, seule la communauté est souveraine dans ce genre de décision. Par ailleurs, les contributeurs ne sont pas tous français (les versions étant linguistiques et non nationales), ce qui fait que même si les contributeurs français étaient tenus de respecter la loi française sur ce volet, ce n’est pas du tout le cas des contributeurs belges, canadiens, suisses… (l’article a d’ailleurs été restauré par un contributeur se trouvant en Suisse). Par sa nature internationale, le contenu de Wikipédia ne peut que respecter la loi américaine où sont situés ses serveurs (sauf cas exceptionnels comme le droit d’auteur où il recommandé de respecter également la loi du pays générant la plus grande part de trafic).

Je ne jugerai pas l’acte de la DCRI et encore moins la validité ou non-validité de cet acte comme certains se plaisent à le faire. Ces personnes pensent que cela aurait nécessité une action de la part d’un juge pour exiger ce retrait, mais de par son statut de services secrets, il est probable que la DCRI ait quelques privilèges en la matière. Une chose que je n’approuve cependant pas est l’utilisation de l’intimidation dans un état de droit comme la France, alors que cette affaire aurait pu être réglée de manière plus calme et raisonnée, évitant de fait un effet Streisand (voir plus bas). Il est cependant possible que la personne de Rémi Mathis ait été visée de part l’amalgame qu’il existe à propos du statut de Wikimedia France (qui n’est pas une composante locale de la Wikimedia Foundation et n’a aucun pouvoir décisionnel sur le contenu de Wikipédia) et à propos du statut d’administrateur de Wikipédia ; il s’agit dans ce cas-là d’un problème de communication à propos de Wikipédia qu’il faut régler de toute urgence.

Anonymat et indépendance

Un débat qui secoue actuellement la communauté est de retirer le statut d’administrateur aux membres du conseil d’administration de Wikimedia France, afin d’éviter que ce type d’événement ne se reproduise. Je ne pense pas que cela réglera vraiment le problème, car cela peut être réglé par la fin de l’amalgame entre Wikimedia France et la Wikimedia Foundation et une pédagogie du fonctionnement anarchique de la communauté wikipédienne. De mon point de vue, l’indépendance des contributeurs ne peut être que réellement assurée si ces derniers évitent la surmédiatisation et surtout, s’il contribuent sous pseudonyme. Créer un compte avec sa véritable identité n’est bien sûr pas interdit, mais comporte bien plus de risques que de créer un compte anonyme. Avec ce dernier, pour savoir qui vous êtes, une administration devra demander à celui qui détient les informations de votre compte (la Wikimedia Foundation dans ce cas, qui est réputée pour être assez peu encline à fournir des informations personnelles) de lui fournir votre adresse IP ; l’administration pourra alors remonter jusqu’à vous par le biais de votre FAI. Si vous contribuez sous votre véritable identité, une simple consultation des fichiers nationaux suffit pour vous localiser.

De mon point de vue, Rémi Mathis subit aussi les conséquences de sa médiatisation et de son imprudence à contribuer sous identité réelle sur Wikipédia. L’anonymat protège le contributeur des éventuelles pressions qui pourraient être exercées sur lui et préserve ainsi son indépendance. Des précédents auraient pu apparaître bien plus tôt en Italie, si la loi du gouvernement Berlusconi de 2011, permettant la suppression d’un contenu jugé diffamatoire sur simple demande de la personne concernée, était passée ; ou bien encore aux États-Unis et dans le monde si les lois SOPA et PIPA avaient été votées au Congrès américain l’an dernier.

Effet Streisand

Les conséquences de cet événement sont complètement l’inverse de que la DCRI voulait obtenir. Non seulement l’article relatif à la station a été restauré (bien que les passages non sourcés et potentiellement sensibles aient été supprimés), mais il est un excellent exemple d’un phénomène nommé sur le web l’effet Streisand ; c’est-à-dire que la tentative de suppression ou de censure d’un contenu sur Internet amène à une grande consultation et diffusion du-dit contenu. Pour preuve, l’article de la Wikipédia francophone relatif à la station est le premier article visité (devant celui de l’affaire Cahuzac), son contenu a été partiellement amélioré et a été traduit dans plusieurs versions linguistiques de Wikipédia et l’événement est relaté par de nombreux blogs francophones et médias étrangers. Reste à ce demander si la suppression d’un article dont le contenu pourrait relever du secret-défense valait tout ce ramdam ?

Toujours est-il que la DCRI n’a pas « attaquée » (bien que je ne perçois pas cela comme une attaque, je n’ai pas de meilleur mot) une seule personne, mais une communauté de milliers de gens, elle-même reliée à des millions de personnes et que cette communauté a réagit à ce qu’elle a considérée comme une tentative de censure. Peut-être la DCRI a t-elle raison sur le fond, nous n’en savons rien, mais la méthode utilisée a retourné l’acte contre elle-même.

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