RSF : la nouvelle carte des ennemis d’Internet

À l’occasion de la journée mondiale contre la cyber-censure, l’ONG Reporters Sans Frontières a publié son rapport annuel à propos des ennemis d’Internet. Par rapport aux années précédentes qui visaient les états, ce sont les organisations, publiques comme privées, qui sont cette fois-ci dans le collimateur de l’ONG. En effet, dire simplement qu’il y a de la censure dans certains états est une manière trop rapide et trop globale de présenter la situation d’Internet à travers le monde qui est en réalité bien plus complexe.

Carte 2014 de la surveillance et de la censure sur Internet par RSF

Carte 2014 de la surveillance et de la censure sur Internet par RSF (Reporters Sans Frontières, CC-BY-NC-SA 3.0)

Une lecture multiple de la carte

Associée au rapport annuel, la célèbre carte des ennemis d’Internet présente chaque année les états qui exercent une censure totale ou partielle et les états que l’ONG place sous surveillance, du fait de leur législation qui peut mener à des dérives et à des actes de censure (la France est d’ailleurs le seul pays démocratique occidental à faire partie de cette catégorie). Cependant, la version de 2014 de la carte de RSF permet une lecture plus globale et plus complète des différents acteurs qui attaquent Internet par le biais de la censure, de la surveillance de masse ou toute autre méthode allant à l’encontre des principes et de l’essence du réseau.

En plus des pays censurant Internet, la nouvelle carte présente également les intérêts privés et les organisations étatiques qui participent activement à la réduction des droits fondamentaux des internautes. Cette carte nous montre ainsi que certains outils utilisés un état pour contrôler Internet sont en réalité utilisés par d’autres états à des fins similaires. Nous découvrons alors que les attaques à l’encontre du réseau ont une dimension planétaire et ne se limitent pas à une région du monde localisée et contrôlée uniquement par des dictateurs. Car dans cette carte, les états démocratiques sont autant impliqués que les états dictatoriaux.

Représentation du monde connecté par Internet

Les attaques à l’encontre des libertés des internautes ne se limitent pas à quelques états, mais à l’ensemble du réseau mondial (Junior Melo, CC-BY-SA 3.0)

La nouvelle carte de RSF implique plus d’acteurs par rapport à ses prédécesseurs, car elle implique un champ plus large d’attaques. Si les précédentes montraient principalement les états faisant actes de censure ou risquant de mettre en place en système de censure, la version 2014 met au pilori la surveillance, la censure, les emprisonnements et la désinformation. Si la dernière caractéristique est plutôt réservée aux acteurs nord-coréens, il est intéressant de noter que la censure n’est pas toujours synonyme de mise en place d’un système de surveillance généralisé, comme en Iran, et que la surveillance sans la mise en place d’une censure peut mener à l’emprisonnement, comme aux États-Unis.

Les états : principaux ennemis d’Internet

Il existe en réalité deux catégories d’ennemis d’Internet : ceux qui sont farouchement opposés au réseau mondial, et qui tentent de réduire leur population à l’accès à un intranet national (Iran et Corée du Nord), et ceux qui sont contre un Internet libre hors de contrôle des états. Les principaux ennemis d’Internet restent encore les états présentant un déficit chronique de démocratie où les pouvoirs en place tentent de maintenir un contrôle sur le réseau et étouffer les contestations. Les épisodes du printemps arabe nous ont montré combien Internet pouvait devenir un formidable moyen de mobilisation et de contestation qui peuvent entraîner la chute d’un régime autoritaire ou dictatorial en place depuis des décennies.

Carte de la censure sur Internet d'après RSF en 2014

La censure sur Internet, un fléau qui touche principalement les pays en manque de démocratie (d’après RSF, Jeffrey Ogden (W163), CC0)

Le rapport de RSF montre que les différents états se dotent progressivement de moyen d’interception et de surveillance considérables. Pour cela, ils créent des organisations sous la tutelle du pouvoir qui deviennent leur bras armé et est chargé de surveiller et/ou de censurer toute information qui serait dangereuse pour le régime. Afin de faciliter leur tâche, la modification de la législation par le pouvoir, au nom de la défense nationale, de la stabilité politique, de la lutte contre la criminalité ou tout autre prétexte, permet à ces organisations de s’affranchir de difficultés potentielles, comme le passage obligatoire par un tribunal. Des arguments qui sont également utilisés dans certaines démocraties occidentales pour mettre en place des textes de lois similaires.

Vers des attaques à l’échelle du réseau ?

Mais plus que les états, RSF dévoile d’autres acteurs majeurs impliqués dans les attaques actuelles et futures menées à l’encontre d’Internet. Le thème de la sécurité étant régulièrement mis en avant pour justifier la censure et la surveillance sur le réseau, cela a amené certaines sociétés spécialisées dans la sécurité et l’armement à développer des techniques destinées à la surveillance sur Internet. Ainsi, elles n’hésitent pas à sacrifier des libertés fondamentales humaines sur l’autel du profit en se rendant complice de la surveillance généralisée ; cependant, ce n’est pas toujours dénué de logique quand on sait que le défenseur supposé des-dites libertés est celui qui souhaite les violer (à savoir l’État) et qui passe commande chez ces sociétés pour pouvoir le faire.

Logo de la campagne en faveur de la liberté d'expression sur Internet

Seule la mobilisation citoyenne permettra de conserver un Internet libre et indépendant (MesserWoland & Luinfana, CC-BY-SA 3.0)

On parle parfois de cyber-attaques, voire même de cyber-guerres entre les états. Il est indéniable que ces derniers tentent au fil des années de perfectionner toujours plus leurs capacités techniques pour contrôler leurs citoyens qui utilisent ce réseau en dehors de tout contrôle qu’est Internet. En montrant que des sociétés privées n’hésitaient plus à se spécialiser dans un domaine en plein essor, RSF nous permet aussi d’entrevoir des possibilités pour le futur du réseau en matière de surveillance et de censure. Internet est aujourd’hui à un moment clé de son histoire où les actions des uns et des autres permettront divers scénarios :

  1. les états prennent le contrôle du réseau et sont alors libres de surveiller et de censurer sans limite et pourront même restreindre l’accès pour permettre de créer un Internet plus national que mondial (scénario fragmentation d’Internet)
  2. les citoyens se réveillent et réagissent en masse avec l’aide des organisations qui protègent leurs droit fondamentaux et font plier les gouvernements qui devront se contenter d’intervenir sur le réseau lorsque leur présence sera légitime (scénario du statu quo amélioré)
  3. le système de surveillance de masse est mis à bas par des protestations citoyennes, Internet devient une de non-droit, mais les états n’hésitent plus à attaquer des sites étrangers par le biais des technologies acquises par le biais des sociétés de sécurité qui signent plusieurs contrats avec divers états (scénario de l’anarchie étatique)
  4. les internautes reprennent le pouvoir de ce qui leur appartient, Internet redevient ce qu’il devait être à la base et reste sous le contrôle seul de ses acteurs et utilisateurs, l’action des états et des organisations reste extrêmement limitée (scénario du retour aux sources)

Quoi qu’il en soit, il est certain que seule une action massive des citoyens pour réclamer la préservation de leurs droits sur Internet sera la voie pour permettre une avenir radieux au réseau. Et on ne peut que rendre hommage à des organisations sur RSF qui permettent de réveiller nos consciences en faisant jouer l’un des plus grands principes d’Internet : la transparence.

Privacy is a fundamental right, not an anomaly

Version en anglais de mon billet La vie privée est un droit fondamental, pas une anomalie, 11 février 2014
English version of my article La vie privée est un droit fondamental, pas une anomalie, february 11th, 2014

On the occasion of the event The Day We Fight Back (a day of actions against mass surveillance), organized by many NGO which defend privacy and actors of the Internet, I’m reacting about a talk of Vint cerf, a very important member of Google, and recognized as one of the father of the net. For him: ‘privacy may be an anomaly’.

Logo de The Day We Fight Back

Day of actions against mass surveillance (The Day We Fight Back, CC-BY-SA 4.0)

Fundamental rights against private benefits

Principle of a fundamental human right is that everybody mustn’t skirt or crush it, whatever the reason. This is the theory, but reality shows these rights are often crushed by practises which are often at the limit of the legality. A fundamental right as that to have a privacy, that is do something which nobody can know, is very inconveniant for many institutions or compagnies. They skirt it by using many ways: a state can proclame an act to reduce the privacy, refer to security of the country or similar; compagnies which possess web sites can proceed with a big opacity when an internaut is connecting… In all cases, a practise is still used: missing of transparency and therefore of democracy.

Passive citizens

In democracy, people is ruler and institutions and organizations which serve citizens must act with a total transparency, whatever the kind of their actions. However, in many democratic country, many citizens are passive about matters related to the Internet and the privacy. That’s the paradox of our society which is hyper-connected, but its members are diconnected. They don’t worry about their freedom and their rights on the net. Thus, institutions and compagnies allow themselves to act as they want, because it is any great claim from citizens to want the respect of their rights. A society which don’t worry about the respect of its freedom and its rights will lose them; the past abound of many examples of this, and the present to.

World will become that announced by Google ?

Google is accustomed to play the worrying oracle about future of the privacy and of the Internet. However, this web compagny is not the only which express this idea, many compagnies, politicians or members of intelligence agencies say the same. What is the goal of this speech ? To scare us ? To justify immoral practices ? In fact, they say that states and compagnies do this, because it is not a bad thing, they are just following a new movement which is inevitable. This will crush the privacy, which they consider as an anomaly. Furthermore, they say if citizens have nothing to have, they wouldn’t fear from Big Brother.

We can consider this speech as a warning or an incitement of action to defend ourself. They say to us: ‘you complain that we are violating your rights, but you don’t defend them, so you must act if you don’t want lose them in a near future’. Indeed, a such apocalyptic speech about privacy couldn’t have the sense that the lose of the privacy is a destiny. We must say to ourself that we have the power to change this situation and it is our role to act. Many organizations are defending human fundamental rights, and they need to be supported by a maximum of citizens to achieve this.

La vie privée est un droit fondamental, pas une anomalie

À l’occasion de l’événement The Day We Fight Back (journée de lutte contre la surveillance de masse), organisé par plusieurs ONG de défense de la vie privée et acteurs de l’Internet, je me permet de rebondir sur un propos tenu il y a maintenant plusieurs mois par Vint Cerf, l’un des acteurs les plus importants de l’entreprise Google, et aussi considéré comme l’un des pères fondateurs de l’Internet. Selon lui, « la vie privée pourrait en réalité être une anomalie » et « il sera de plus en plus difficile pour nous de [la] garantir. »

Logo de The Day We Fight Back

Journée d’actions contre la surveillance de masse (The Day We Fight Back, CC-BY-SA 4.0)

Droit fondamental contre intérêts

Le principe d’un droit fondamental humain est que rien ni personne ne peut le contourner ou le piétiner, pour n’importe quelle raison. Voilà pour la théorie, mais la pratique montre que ces droits sont souvent mis à mal par des pratiques qui fleurtent très souvent avec l’illégalité. Un droit fondamental comme celui d’avoir une vie privée, c’est-à-dire pouvoir faire des choses sans que personne ne soit au courant, est extrêmement gênant pour de nombreux acteurs (états, entreprises privées…). De nombreux états comme entreprises contournent le respect de ce droit par des moyens très divers : certains états proclament des lois dans ce sens, invoquant des motifs sécuritaires ou assimilés, les entreprises détenant des sites web agissent avec une relative opacité quand un internaute est connecté… Dans tous les cas, une pratique est systématique : l’absence de transparence, et donc de démocratie.

Des citoyens passifs

Dans une démocratie, ce sont le peuple est souverain et les citoyens doivent recevoir des comptes de la part de ceux qu’ils ont choisi pour leur rendre service ou agir en leur nom. Ce principe de base nécessite donc une transparence sur les activités des institutions, quelle que soit leur nature. Cependant, dans de nombreux pays démocratiques, de nombreux citoyens sont passifs vis-à-vis des affaires liées à l’Internet et à la vie privée. Le paradoxe de notre société actuelle est qu’elle est hyper-connectée au réseau mondial, mais que ses membres en sont complètement déconnectés et ne ce soucient pas de leur liberté et de leurs droits sur le réseau. À partir du moment où il n’y a pas d’exigence suffisamment forte de la part des citoyens pour exiger le respect des droits, les états et les intérêts privés ont un véritable boulevard devant eux où ils peuvent s’autoriser à agir comme bon leur semble. Comme souvent, une société qui ne se soucie plus de la sauvegarde de ses libertés et de ses droits fini par les perdre ; le passé regorge de (trop) nombreux exemples, et le présent également.

Le monde sera t-il celui décrit par Google ?

Comme le montre ce billet très intéressant sur Rue89, Google est habituée à jouer les évangélistes noirs à propos du devenir de la vie privée et de l’Internet en général. Par ailleurs, le géant américain du web n’est pas le seul à tenir un tel discours, d’autres géants du web font de même, et même des politiciens ou des responsables de services de renseignements. Quel est le but d’un tel discours ? Nous effrayer ? Justifier des pratiques immorales ? La réalité est quelque part de dire que les états et les entreprises agissent ainsi, parce que elles ne font rien de mal, si ce n’est suivre un mouvement qui serait inéluctable et qui écraserait ce qu’ils considèrent être une anomalie. Discours supplémentaire pour que ce futur s’insère sans problème dans la tête des citoyens : s’ils n’ont rien à cacher, ils n’ont alors rien à craindre de Big Brother.

On peut aussi voir ce discours comme un avertissement ou une incitation à agir pour nous défendre. L’un des sens sous-jacent de ce discours est bien de nous dire : « vous vous plaigniez que nous violons vos droits, mais vous ne les défendez pas, donc agissez si vous ne voulez pas les perdre dans un futur proche ». En effet, un tel discours apocalyptique à propos de la vie privée ne doit pas nous faire dire qu’il s’agit d’une fatalité, mais nous devons nous dire que nous avons le pouvoir de changer la situation et que c’est à nous d’agir. De nombreuses organisations sont engagées dans la défense des droits fondamentaux humains, et elles ont besoin du soutien d’un maximum de citoyens pour réussir.

Le cercle vicieux de la peur et de l’extrémisme

Internet. Un mot qui désigne un réseau dimensionnel et planétaire unique, mais qui a une connotation négative dans l’inconscient d’une partie des couches de la société. Pour certains, ce mot exprime l’ignorance et la bêtise, pour d’autres les réseaux sociaux et le narcissisme exacerbé, ou encore la domination américaine sur le monde… L’un des grands paradoxes du début de ce siècle est précisément l’Internet et la vision mitigée que la société en a.

Pourquoi ce réseau mondial et décentralisé, qui n’a pour seule raison d’exister celle d’être un lieu de libertés, d’échange et de partage à une échelle globale, peut-il être considéré de manière à la fois négative et aussi étriquée ?

La peur de la société

La première chose est que l’Internet, malgré lui, inquiète, voire même, fait peur. Tout d’abord, parce qu’il s’agit d’une chose peu connue, or l’être humain réagit à l’inconnu par la peur qui conduit souvent à l’agressivité. Alors que nous devrions faire preuve de curiosité et d’audace vis-à-vis du réseau, nous en avons peur et n’osons ne rien y faire, préférant laisser faire ceux qui s’y connaissent. Une chose qui est très dangereuse, car le refus de connaître une chose nous entête à mal la considérer, sans parler qu’une telle ignorance volontaire mène à la naïveté vis-à-vis des dangers qui peuvent aussi la caractériser.

Les élites détenant le pouvoir et le savoir ont également peur de l’Internet, car il est leur concurrent le plus direct et la remise en cause de leur pouvoir. À ce titre, ils font tout pour le dénigrer et alimenter les peurs et méconnaissance que nous avons vis-à-vis de l’Internet. Dans leur discours, le réseau mondial est au mieux un repaire de no-life acculturés, au pire, un réseau de criminels à mettre incessamment sous peu derrière les barreaux.

Quand la peur mène à l’extrémisme

S’inquiéter d’une chose peut mener à des chemins dangereux, parfois extrémistes. Et pour l’Internet, comme pour bien d’autres choses, ce constat est très flagrant. Il y a notamment l’extrémisme élitiste, qui consiste à attaquer systématiquement l’Internet et ses acteurs afin d’alimenter les peurs et la méfiance constante vis-à-vis du réseau. À leur prétendue lumière, ils opposent ce qu’ils considèrent comme étant une anomalie génétique dans leur monde parfait et conformiste. Ils font passer l’Internet pour un lieu dangereux, où les pires choses arrivent, tenu par des ignorants et des criminels en tous genres.

Les conséquences de cela sont l’arrivée de comportements extrémistes au sommet des structures étatiques qui tentent de contrôler l’Internet au nom de prétextes alimentés par ces peurs. Ainsi, le contrôle total de l’Internet serait nécessaire au nom de la lutte contre la criminalité et au nom de la sécurité nationale, comme si les cibles annoncées se baladaient dans la partie visible de l’Internet, alors qu’elles naviguent dans des zones plus sécurisées et bien plus secrètes, où l’internaute lambda n’y va jamais (ou alors y arrive par accident). Sans parler que derrière, l’état devient paranoïaque et considère tout humain présent sur l’Internet comme un criminel en puissance.

L’extrémisme des classes dominantes se produit lorsqu’elles s’aperçoivent que leur pouvoir est en train de leur échapper. Elles se montrent alors de plus en plus répressives pour tenter de rester sur leur trône qui leur revient (paraît-il) de droit divin. Cependant, le principe de la démocratie qui est l’un des fondements de l’Internet et de nos sociétés modernes est que ce soit le peuple qui décide de sa destinée, sans être conduit par une minorité prétendument supérieure. Cette minorité voit son pouvoir contester et lui échapper et personne ne la pleurera quand elle rendre ce qu’elle n’aurait jamais dû s’accaparer.

Pour que le domaine public revienne au public

L’actualité récente fourmille de bonnes et de mauvaises nouvelles à propos du domaine public en Europe. Principe peu présent dans les textes législatifs (au contraire du droit d’auteur et du copyright), il est actuellement réduit à être induit par la fin de l’exercice du droit d’auteur. Par ailleurs, il ne dispose en France d’aucune protection légale (il n’existe même pas au regard de la loi) et certains organismes (notamment publics) tentent de s’approprier des œuvres appartenant au public.

Le domaine public : l’héritage des Hommes

Contrairement à ce que les partisans du droit d’auteur et ceux qui veulent l’étendre à l’infini tentent de dire, le domaine public n’est pas une simple absence de droit d’auteur, mais il est en réalité ce qui doit protéger l’héritage humain que sont la culture et ses œuvres. Nous héritons de tout de ce que nos ancêtres nous laissent et c’est aussi à nous qu’incombe la charge de nous les approprier et de les préserver pour les générations futures. Un individu peut protéger une œuvre, mais il doit aussi la laisser librement accessible à tous ; bien que cette éventualité soit toujours faisable, elle est difficile à mettre en œuvre pour un particulier avec des moyens très limités. Aussi il y a une formidable machine que l’on nomme l’État qui fonctionne uniquement par le biais et pour les citoyens, c’est donc à lui d’assurer le travail de préservation et de diffusion de la culture. Ce travail passe ainsi par la création d’organismes publics culturels comme les musées, dont la mission est de présenter et d’expliquer une œuvre et en même temps de la protéger des dégâts causés par le temps et pouvant être causés par les hommes.

Le domaine public n’appartient pas aux établissements publics

Cependant, un gros problème se pose de nos jours ; dans un monde envahi par le dieu argent et par ses prêcheurs et évangiles de l’ultra-libéralisme, la culture est réduite au rang de simple marchandise. Pire encore, au nom de cette religion de l’argent, les états se détachent peu à peu de la gestion des organismes culturels qui doivent faire appels à d’autres organismes publics ou privés pour continuer à effectuer leur mission autant qu’ils le peuvent. Le droit d’auteur a également amené un effet très pervers qui est celui de penser qu’une œuvre est une propriété que l’on peut avoir uniquement pour soi-même au même titre qu’un simple objet. Cette logique est arrivée jusqu’à la tête d’organismes publics culturels qui n’hésitent plus à poser des interdits illégaux (comme la prise de photo dans les musées) pour garder une exclusivité sur ce qu’ils croient être leur propriété exclusive, c’est-à-dire les œuvres qu’ils sont sensés présenter et diffuser librement et protéger.

Mais chose pire encore dans cette situation : ces organismes sont incapables de mener à bien leur mission et empêchent en plus d’autres de le faire à leur place, principalement au nom d’un chauvinisme culturel. Afin de garder ce qu’ils croient être leur monopole et de combattre de manière utopique ce qu’ils croient être un ennemi, ils se lancent à leur tour dans la diffusion des œuvres par les mêmes moyens (ex : la numérisation des livres de bibliothèques). Mais, sous prétexte de ne pas avoir suffisamment d’argent pour faire ces travaux, ils délèguent à des entreprises privées qui, par contrat, se voient attribuer des droits d’auteur sur des œuvres dans le domaine public, réduisant de fait l’accès à cette culture qui devait être libre.

Contre le pillage du domaine public

Il est assez cocasse de lire régulièrement que la violation de droit d’auteur ne serait ni plus ni moins que du vol (alors qu’à ma connaissance, il n’y a pas de perte de la-dite œuvre) et qu’en parallèle il serait normal de prendre aux citoyens une chose qui leur revient de droit : leur héritage culturel. Les tenants de ces théories n’ont peut-être pas de morale, mais ils ont au moins le mérite d’être logique dans leur manière de penser qui se résume à la phrase suivante : « L’argent appelle l’argent ».
L’un des plus gros symptômes de cette logique est l’allongement des droits voisins au droit d’auteur sur des œuvres, afin que les rentrées d’argent puissent bénéficier aux héritiers ou bien aux éditeurs/producteurs qui préfèrent vivre sur les productions du passé au lieu de soutenir celles du présent. Dans cette configuration, des gens se voient attribuer des rentes à vie sur le dos des citoyens (privés du libre accès à l’œuvre) et du talent d’une personne qu’ils ne possèdent pas ; c’est comme si l’État me versait une pension à vie parce que j’ai eu le simple mérite d’être le fils ou le petit-fils d’un grand président de la République.

La réalité est que se sont les citoyens qui sont pillés et spoliés de leur héritage culturel et non pas les descendants ou des entreprises financières qui ne font que percevoir un argent qu’ils ne méritent pas, car non-issu de leur propre travail (tout travail mérite salaire parait-il). La solution existe : inscrire le domaine public dans la législation afin de le consacrer et de le protéger, mais aussi de lui donner son véritable rôle qui est celui de protéger l’héritage culturel des citoyens. En France, la députée du Calvados Isabelle Attard vient de présenter une proposition de loi allant dans ce sens à l’Assemblée Nationale. Les mesures proposées sont intéressantes, bien que certaines semblent un peu faibles comme les peines encourues en cas de copyfraud (1 an d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende), qui restent plus basses que la violation du droit d’auteur.

Cependant, il s’agit d’un grand progrès qui n’attend plus que le courage politique pour concrétiser la réalité de ce que doit être notre héritage culturel ; une chose immatérielle, libre, à diffuser et à protéger coûte que coûte du temps et des hommes et de leur divinité monétaire. Je repend à mon compte un tweet de mon collègue Alexander Doria : « la cause du domaine public français a plus avancé en une semaine qu’au cours des deux derniers siècles ».